19.10.2009

Entretien : "Pour une poignée de livres"

POUR UNE POIGNÉE DE LIVRES

VAGABOND

Le Britannique Edward Vick est à l’origine du plus prestigieux des prix littéraires décernés en Bulgarie : le Prix Vick

Numéro 37, octobre 2009

Entretien réalisé par Ani Ivanova ; photographie réalisée par Antoan Bozhinov

Seriez-vous en mesure de citer le nom d’un écrivain bulgare célèbre ? Deux noms vous paraîtront sans doute évidents, mais ne vous y méprenez pas : Elias Canetti, le lauréat du Prix Nobel de littérature en 1981, est, certes, né à Roussé, ville bulgare située sur la rive du Danube, mais il a quitté la Bulgarie à l’âge de six ans et écrivait en allemand. Quant à l’auteure à succès Elizabeth Kostova, elle n’est aucunement bulgare : elle est mariée à un Bulgare. Sinon, vous est-il déjà arrivé de lire un roman bulgare en anglais ? Non ?

Cette même expérience a eu un profond impact sur le Britannique Edward Vick, fondateur et directeur de l’agence de traduction EVS Translations, qui compte de nombreux bureaux de par le monde, y compris en Bulgarie. En 2004, à Sofia, il a donc créé la Fondation Vick dans le but de promouvoir un prix littéraire annuel dédié au roman contemporain bulgare. Ce faisant, il s’est également promis de « lire au moins un livre bulgare par an traduit en langue anglaise ».

Les nominations sont effectuées par des éditeurs et des auteurs. Un jury composé de professionnels issus de divers domaines désigne, quant à lui, le lauréat à partir d’un nombre restreint d’ouvrages sélectionnés, tandis que les lecteurs du grand public ont, eux, la possibilité de nommer leur auteur préféré. L’heureux élu se voit remettre une somme de 10 000 leva et offrir une traduction en langue anglaise de l’œuvre primée. L’attribution du Prix Vick a-t-elle permis à la Fondation d’atteindre son objectif, savoir encourager les écrivains à écrire et les lecteurs à lire ? ! Vagabond s’est entretenu avec Edward Vick pour tenter de répondre à cette question.

Pourriez-vous nous expliquer ce qui vous a poussé à faire le choix de la Bulgarie ?

La première fois que j’ai mis les pieds en Bulgarie, c’était en 2001. J’étais venu en Bulgarie parce que c’est un pays que je n’avais jamais vu auparavant. Le jour de mon anniversaire, j’avais regardé une carte en me demandant où je pourrais passer le week-end. Mon séjour à Sofia fut des plus intéressants.

Un an plus tard, nous avons commencé quelques activités liées à la traduction, ici, en Bulgarie. Si je devais décrire en une phrase ce en quoi consiste notre activité, je dirais que, lorsque j’achète le Financial Times, ce qui m’intéresse le plus, c’est la date, car près de 40 % de ce que l’on y trouve est passé par nos services à un moment ou à un autre.

Pensez-vous que l’attribution d’un prix puisse apporter quelque chose de particulier à un roman ?

J’ai étudié la littérature anglaise à l’Université de Cambridge. Avant d’arriver à Cambridge, l’un de mes enseignants avait remporté le Prix Booker, il s’agissait de Stanley Middleton, dont le roman Holiday avait, en 1974, partagé cette distinction avec Le Conservateur de Nadine Gordimer. La Fondation Vick est née de l’amour que je porte à la littérature. J’ai pris conscience que, en Bulgarie, la littérature se trouvait dans une situation vraiment terrible. Personne ne lit les livres bulgares. Si vous demandez à un éditeur combien de livres il publie et qu’il vous répond 200 ou 500, vous pouvez être sûr que ces livres n’ont pas été lus. Il y a une quinzaine d’années, la Bulgarie connaissait sans doute des succès de librairie qui avaient été écrits par des auteurs bulgares. Ce n’est toutefois plus le cas aujourd’hui. C’est un véritable cercle vicieux : les éditeurs peinent à publier car les lecteurs sont rares, à moins que ce ne soit parce que les livres ne soient pas de la meilleure facture. Le livre pour lequel le premier lauréat du Prix Vick avait été primé n’a rapporté que 200 leva à son auteur, pas un sou de plus. À cette époque, j’avais l’impression que la littérature était peut-être affaire de politique et qu’il fallait avoir des relations dans le milieu de l’édition ou dans les associations de gens de lettres si l’on souhaitait être publié. Je ne connaissais absolument rien à la littérature bulgare et je souhaitais lire une traduction, ne serait-ce que du livre récompensé.

Les lauréats reçoivent 10 000 leva et se voient offrir une traduction en langue anglaise. L’un des romans primés a-t-il été publié après que vous l’ayez traduit ?

C’est vrai, les cinq premières années, nous offrions la traduction du roman en langue anglaise. Cette traduction était effectuée par des traducteurs professionnels, y compris des professeurs enseignant à l’Université de Sofia. Ce ne sera cependant pas le cas cette année car, curieusement, nous nous sommes aperçus que les lauréats avaient déjà leurs propres traducteurs et que l’un d’eux disposait même de son propre réseau pour distribuer son livre.

Nous avons, en outre, remarqué que le fait d’offrir la traduction du roman par le biais d’EVS n’aidait pas réellement à sa publication, car, au final, c’est à l’éditeur de décider s’il va publier un roman bulgare ; or le fait que ce roman soit traduit ou non ne constitue pas un facteur véritablement déterminant. En réalité, la traduction ne représente qu’un outil destiné à indiquer à certaines personnes que le livre est intéressant. Quant aux deux premiers romans primés, L’Exécuteur et La Rivière de Verre, nous les avons présentés au Salon international du Livre de Francfort.

Combien de livres bulgares avez-vous lus à ce jour ? Étaient-ils intéressants ?

J’ai lu les cinq livres récompensés. Je dois dire sur ce point que j’ai entendu bien des débats sur le type de romans qui sont écrits en Bulgarie. Les cinq premiers lauréats traitaient de sujets spécifiques à la Bulgarie, ce qui peut parfois peiner à intéresser vraiment un public extérieur. Dans mon esprit, le prix est également destiné à sensibiliser les écrivains bulgares au fait qu’il est possible de se constituer un public au niveau international. Je considère en effet que cet aspect revêt une importance cruciale. Les deux premiers lauréats avaient incontestablement écrit pour un public exclusivement bulgare et n’avaient rien de plus en tête. M. Kisyov, le lauréat du premier Prix Vick, m’a même fait la confidence suivante : « Si j’avais su que j’allais remporter le prix, j’aurais apporté plus de soin à l’écriture de mon roman ». On comprend donc à quel point la question du public pour lequel le livre est écrit peut être déterminante : M. Kisyov n’écrivait que pour 200 personnes.

Quel impact la récompense a-t-elle eu sur les écrivains ?

Dans le milieu de l’édition bulgare, le nombre de rééditions est une donnée ultra confidentielle, mais il semblerait que les romans aient été réédités, à plusieurs reprises parfois. Le prix à également eu un impact sur l’estime que les auteurs avaient d’eux-mêmes. Notre premier lauréat vient d’achever une satire centrée sur l’obtention d’un prix littéraire. La Rivière de Verre, la deuxième œuvre récompensée, fait actuellement l’objet d’une adaptation filmée. Le film sera sous-titré en anglais et bénéficiera, je l’espère, d’une large distribution. Emil Andréev, l’auteur du livre en question, parvient désormais à vivre de ses écrits. Notre troisième lauréat, M. Biolchev (un ancien doyen de l’Université de Sofia), n’avait pas besoin de l’écriture pour subvenir à ses besoins financiers, ni avant ni après la remise du prix, et n’avait pas non plus à rechercher lui-même des personnes pour traduire ses livres. J’admire particulièrement M. Ténev, le quatrième auteur récompensé : il se montre en effet particulièrement offensif en termes de marketing ; sa maison d’édition est également très intéressante et accomplit pour lui un travail très efficace. Sans doute est-ce l’archétype de l’écrivain bulgare moderne, un écrivain dont la réflexion porte sur des horizons plus larges. Quant au dernier roman primé, sa traduction est quasiment prête, nous en sommes aux toutes dernières étapes.

Les membres du jury du Prix Vick sont choisis en dehors du petit cénacle des professionnels de la littérature.Pourriez-vous nous indiquer quelle en est la raison ?

La composition d’un jury n’est pas un exercice des plus aisés. Il vous faut, d’une part, veiller à inclure le monde littéraire, qui peut être un monde fort hermétique et qui n’est pas nécessairement le meilleur juge pour trancher la question de savoir si un livre rencontrera le succès au-delà des frontières bulgare. Dans le même temps, j’estime qu’il est plus important de trouver un lecteur moyen idéal. À la Fondation, nous essayons donc de trouver une combinaison qui permettra d’élargir le lectorat au-delà de ce petit cercle de gens qui lisent et relisent mutuellement les livres qu’ils écrivent, c’est-à-dire les quelque 200 personnes qui, en Bulgarie, constituent le noyau des véritables « lecteurs de littérature ». L’an dernier, avec les membres de notre jury, nous avons essayé d’impliquer des personnes issues d’horizons très différents : un homme d’affaires, une chanteuse pop, une top-modèle, un footballeur professionnel, qui avaient plus ou moins été choisis en tant qu’exemples de personnes susceptibles d’être des lecteurs et d’encourager les autres à lire. Nous avons fait appel à des personnes ne venant pas des milieux littéraires, parce que les gens non issus des cercles littéraires lisent peut-être plus pour le plaisir et moins pour s’adonner à un quelconque exercice de critique littéraire.

D’où proviennent donc les fonds assurant le financement de la Fondation Vick ?

Le financement de la Fondation est assuré par la société EVS  Translations. Il convient, sur ce point, de préciser que le montant du prix ne constitue finalement qu’une très faible partie des montants effectivement mis en œuvre pour l’organisation du prix. La majeure partie du financement est, en effet, affectée à la rémunération des membres de l’équipe de la Fondation, ainsi, notamment, qu’aux aspects organisationnels, à la tenue des réunions et aux opérations de marketing. C’est, bien entendu, grâce à cela que le Prix Vick a pu obtenir son statut de prix littéraire de premier plan en Bulgarie. Quant à savoir si tous ces efforts sont suffisants… ?

Justement, pensez-vous que tout cela soit suffisant ?

C’est très agréable de pouvoir combler une lacune en Bulgarie, de la faire avec des gens qui jouissent d’une relative popularité, mais cela ne signifie effectivement pas que les gens soient plus nombreux à lire des livres. Qu’est-ce qui pourrait inciter les gens à lire plus de livres ? Cette question demeure pour moi un mystère. Un mystère que j’aimerais réellement être en mesure de percer. Nous avons emprunté les voies les plus diverses en quête d’une solution, mais le résultat se fait toujours attendre. Du coup, c’est vrai, je dois avouer que je suis un peu déçu. Pour donner naissance à une rivière, à un grand fleuve, il faut que l’eau provienne de nombreuses sources différentes. Avec la Fondation, nous constituons l’un de ces affluents contribuant à alimenter la rivière, le ministère de la Culture en est un autre, de même que les éditeurs, les libraires ou les journaux. Ce que nous essayons de faire, c’est d’apporter notre modeste contribution à la littérature en général et à la littérature bulgare en particulier. Mais nous ne nous berçons pas d’illusions et nous sommes bien conscients que nous ne réaliserons pas forcément quelque chose de grandiose. Par contre, nous demeurons fortement attachés à l’adage selon lequel ce sont les petits ruisseaux qui font les grandes rivières.

Quelles sont, pour vous, les trois meilleurs éléments que la Bulgarie ait à offrir ?

Les grands chanteurs d’opéra. Ce qui est merveilleux, je trouve, c’est que, quand on se rend à l’opéra de Sofia, il est possible de n’y trouver aucun grand nom mais, alors que la prestation peut, certains soirs, être de qualité particulièrement médiocre, d’autres soirs, la prestation peut parfaitement surpasser le niveau de ce qui est proposé au Met. Bref, en Bulgarie, si l’on ne sait jamais réellement sur quoi on va tomber, il peut néanmoins arriver de tomber sur ce qui se fait de mieux au monde. J’apprécie également les vins bulgares. Sans oublier les Bulgares eux-mêmes, qui sont capables de faire beaucoup plus que ce qu’ils croient eux-mêmes parfois.

Et le principal problème de la Bulgarie ?

Le nombre de victimes d’accidents de la route. Si personne ne s’en préoccupe et si sanctionner les mauvais conducteurs s’avère impossible, alors c’est le système dans son ensemble qui pose problème. Je suis aussi un grand amateur du Jugendstil, que les Français appellent également l’Art Nouveau, or ce style me manque cruellement dans cette ville. D’ailleurs cela me surprend un peu car, si j’en crois les livres d’histoire, la Bulgarie était plus ou moins indépendante à cette époque, et pourtant les nouvelles constructions y ont été plutôt rares.


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