23.02.2012

Les risques du métier de traducteur sous la Renaissance

“C’est mon testament et ma traduction et ils doivent être et rester les miens.”

Martin Luther, « Lettre ouverte sur l’art de traduire »1

 

Les traducteurs des temps modernes subissent, sans aucun doute, une forte pression de la part de leurs clients. Les auteurs littéraires souhaitent que le style qui les distingue soit préservé même dans une langue qui n’est pas la leur, tandis que les entreprises craignent les conséquences juridiques d’énoncés de mission mal interprétés ou de contrats imprécis. S’il ne fait aucun doute que de telles pressions inquiètent le traducteur professionnel, elles ne sont certes pas comparables aux dangers auxquels se sont exposés leurs prédécesseurs au fil de l’histoire. Pour les traducteurs de la Renaissance, trouver les mots justes relevait souvent d’une question de vie, avec la bénédiction royale, ou de mort, sur le bûcher.

À la fin septembre 1536, l’érudit britannique William Tyndale a été conduit à proximité de Vilvoorde, en Belgique actuelle, pour une exécution sur la place publique. Le Britannique a été jugé coupable d’hérésie et de trahison et condamné à être étranglé puis brûlé sur le bûcher. Tyndale était un savant célèbre de son temps mais ni sa célébrité, ni son amitié avec Thomas Cromwell n’ont réussi à lui sauver la vie. Tyndale, véritable enfant de la réformation et du changement intellectuel et religieux en Europe, a été le premier à traduire en Anglais des parties importantes de l’Ancien et du Nouveau Testament, jetant ainsi les bases de la « version autorisée » du roi Jacques publiée en 1611. Même si ses efforts pour traduire les Écritures saintes du grec et du latin vers l’anglais vernaculaire l’ont catapulté au sommet de la communauté savante réformée, notamment en Allemagne et en France, ses efforts ont également fait de lui la cible des contre-réformateurs. Lorsque Tyndale ajouta l’insulte à l’injure et s’est opposé publiquement au divorce du roi Henri VIII et de Catherine d’Aragon, son destin fut scellé et il paya sur le bûcher le prix de son insubordination politique et religieuse.

Il en fut de même pour Etienne Dolet, son contemporain britannique, lui aussi intellectuel public et traducteur fécond.

Ce dernier s’est, de plus, illustré comme l’un des principaux imprimeurs à éditer, au-delà du répertoire classique des œuvres cléricales et philosophiques, l’œuvre de François Rabelais. Dans ses traductions, Etienne Dolet s’est essentiellement concentré sur l’œuvre de Platon et ce fut sa passion pour les idées du philosophe grec qui finit par lui coûter la vie. Après avoir été emprisonné à plusieurs reprises en raison d’accusations d’athéisme, et même de meurtre, Etienne Dolet est de nouveau accusé d’athéisme et d’hérésie à l’été 1546. Cette fois, pourtant, l’accusation de la faculté théologique de la Sorbonne juge l’offense particulièrement grave lorsque des preuves à charge lui sont présentées. Comme preuve de ses convictions hérétiques, le tribunal cite sa récente traduction d’un des Dialogue de Platon dans lequel James Munday explique qu’Etienne Dolet a ajouté les mots rien du tout (« nothing at all ») dans le passage sur l’existence après la mort » (Munday 24). Après une brève délibération, les mots ajoutés par le traducteur furent jugés comme preuve suffisante de sa rechute athéiste et le 3 août 1546, Etienne Dolet fut brûlé publiquement, après avoir été étranglé et son corps écartelé sur la Place Maubert.

William Tyndale et Etienne Dolet furent tous deux condamnés au bûcher pour leurs traductions de textes religieux sensibles. À une époque de tension croissante entre les défenseurs du statu quo et les forces émergentes favorables au changement culturel et religieux, des responsables cléricaux estiment que leurs traductions s’écartent trop de la « bonne », c’est-à-dire celle officiellement autorisée, de la Bible et de son sens. Cependant, ces deux cas illustrent également le pouvoir des mots écrits et de l’importance décisive pour la propagation des idées révolutionnaires; l’une et l’autre dans le latin et le grec des anciens philosophes et savants, et dans la traduction vernaculaire à l’adresse des gens ordinaires. Il n’est dès lors pas surprenant que le traducteur sans doute le plus célèbre de cette période, Martin Luther, se soit exprimé sur l’importance des traductions pour la propagation de la Réforme.

Martin Luther est, bien entendu, beaucoup plus connu pour ses traductions du Nouveau Testament (1522) et de l’Ancien Testament (1534). Il a en outre écrit une explication de sa traduction qui souligne sa méthodologie tout en répondant aux critiques qui portent directement sur son usage de l’allemand vernaculaire. Dans sa « Lettre ouverte sur l’art de traduire » (1530), Martin Luther répond à la critique arguant qu’il a altéré des passages de la Bible, « les a mal traduits » et par là déformé le sens du message divin du texte sacré. Dans un passage remarquable, il répond aux accusations en soulignant l’aspect individuel de la foi et fait observer que sa traduction permet non seulement de diffuser l’évangile mais aussi d’enseigner à la population, et à la noblesse, un bon allemand. Sa traduction de la bible est donc, aux yeux de Luther, non seulement une réalisation d’ordre religieux mais aussi d’ordre social. Luther écrit :

Toutefois, parce que je savais (et continue de le voir de mes propres yeux) que pas un seul d’entre eux ne savait comment traduire ou parler l’allemand, je leur ai épargné, ainsi qu’à moi-même, cet ennui. Il est néanmoins évident qu’ils ont appris à parler et à écrire en allemand à partir de ma traduction allemande, et ils me volent mon propre langage, un langage dont ils avaient peu connaissance avant cela. Ils ne m’en remercient pas, et, au contraire, s’en servent contre moi. Toutefois, je suis prêt à le leur accorder, tant il m’amuse de savoir que j’ai appris à mes élèves ingrats, même mes ennemis, comment parler. (274)

Heureusement, l’époque où les traducteurs risquaient leur vie en choisissant un texte à traduire ou une langue dans laquelle ils le traduisaient, est révolue. Cependant, il semble opportun de se remémorer de temps en temps la façon dont les traducteurs, les éditeurs et les imprimeurs ont contribué à promouvoir les idées de liberté et d’égalité qui nous tiennent tant à cœur et ont ainsi façonné les sociétés dans lesquelles nous vivons aujourd’hui.

Déjà attaché à un poteau sur le bûcher, Tyndale prononce ses derniers mots, devenus célèbres, avant que le bourreau ne l’étrangle.

Illustration de John Foxe, The Horizon Book of the Elizabethan World.

New York : Houghton Mifflin.1967 : 73.

 

Œuvres citées :

Luther, Martin. Luthers Volksbibliothek : Ausgewählte vollständige Schriften Dr. Martin Luthers. St.Louis : Wiebusch und Sohn, 1867.

Munday, James. Introducing Translation Studies : Theories and Applications. New York : Routledge, 2001.


1 Le texte de Luther a été publié à l’origine sous le titre « Sendbrief von Dolmetzschen und Fürbit der Heiligenn » (1530). La traduction française à laquelle il est fait référence ici est celle de Jean Bosc, publiée en 1964 aux éditions LABOR et FIDES.